Qui-vient-du-bruit s’aperçut avec effarement que Danseur-dans-la-tempête, son compagnon de nid préféré, avait roulé dans la poussière. Les vents continuaient de pousser les boules transparentes vers le cœur du désert. Elles se désagrégeaient l’une après l’autre en libérant leurs effroyables sons.
Aussi loin que portaient ses capteurs à lumière, Qui-vient-du-bruit ne discernait pas de fin à ce déferlement. Il lui semblait que les sphères meurtrières recouvriraient la voûte céleste jusqu’à la fin des temps. Elles modifiaient la direction et l’intensité des rayons de Source de vie d’en haut dont la clarté, habituellement orangée, avait pris une étrange teinte brune. Les grandes dunes se coiffaient d’une écume instable entre les reliefs rocheux et tourmentés.
Qui-vient-du-bruit interrompit sa course, revint en arrière et se pencha sur Danseur-dans-la-tempête. Il observa tin moment le corps inerte déjà recouvert d’une fine couche de poussière rouge, puis il ferma ses capteurs à lumière afin qu’aucune stimulation ne perturbe leur échange. Il était le seul du nid à posséder ce genre de capteurs, cette enveloppe lisse, ces quatre membres allongés, cette touffe de poils noirs sur sa tête. Le seul à conserver le même sexe alors que les autres se métamorphosaient au gré des besoins, des envies. Le seul à prendre appui sur ses extrémités alors que les autres avançaient par bonds ou reptations. Il buvait à lui seul autant que tous les occupants du nid, une eau qu’il devait ensuite évacuer par le petit appendice entre ses membres inférieurs qui était, selon Autre-mère, le signe distinctif des faiseurs de bruit mâles.
Il s’efforça de chasser la fatigue et l’irritation pour recueillir le silence de son compagnon foudroyé. Le vacarme des sphères et le raffut du petit être qui battait à l’intérieur de lui l’avaient depuis longtemps coupé des autres membres du nid égaillés dans le désert. Il rencontrait d’insurmontables difficultés à maintenir les échanges à distance. Sa constitution n’était guère adaptée aux exigences de son environnement.
Autre-mère lui avait appris qu’il n’était pas né dans le nid. Elle l’avait découvert abandonné sur un rocher, son enveloppe tendre et fragile déjà brûlée par les rayons de Source de vie d’en haut. Malgré ses épouvantables cris, elle l’avait sauvé de la mort sans savoir pourquoi, sans doute parce que telle était la volonté du Tout qui est dans rien. Issu du monde du bruit, il avait été adopté comme un véritable compagnon par la communauté d’Autre-mère. Ses particularités organiques l’empêchaient de prendre part à l’ensemble des activités du nid, entre autres aux métamorphoses et aux échanges de fluides, mais les enfants du Tout lui avaient enseigné les règles élémentaires de la survie, ils lui avaient appris à se protéger des rayons ardents de Source de vie d’en haut, à détecter les nappes d’eau pure, à chasser et dépecer les tritrilles, à interpréter les nuances infinies du silence.
Ils lui avaient également transmis la peur et la douleur du bruit. Oh, ils ne craignaient pas les insinuations sifflantes du vent dans les rochers, ni les chants de sable à l’incomparable beauté, ni encore les craquements et crissements familiers du désert profond, non, ils désignaient le tapage entretenu par les hommes depuis leur arrivée sur ce monde. Cela avait commencé par un grondement insupportable et s’était poursuivi par une rumeur dévorante qui cernait peu à peu le cœur du Mitwan. La mémoire d’Autre-mère et des compagnons les plus anciens conservait le souvenir d’une tempête de sphères sonores semblable à celle-ci, qui s’était déclenchée des temps et des temps plus tôt et avait décimé un grand nombre des leurs.
Le silence de Danseur-dans-la-tempête annonçait qu’il s’apprêtait à interrompre prématurément son cycle. Qui-vient-du-bruit ne perçut aucun regret dans sa décision, seulement une souffrance inexprimable et le soulagement d’échapper au déluge des sons meurtriers. Et de la reconnaissance pour lui, le seul à avoir rebroussé chemin afin de l’assister dans son départ. C’était là, peut-être, que résidait la beauté jadis entrevue par Autre-mère dans le petit d’homme abandonné par les siens. Les enfants du Tout ignoraient la compassion. Aucun d’eux ne serait revenu en arrière pour prendre soin d’un blessé. La loi implacable du désert ne s’y prêtait pas, mais Danseur-dans-la-tempête appréciait la présence de Qui-vient-du-bruit dans ce moment de transition – même si son compagnon soufflait plus fort qu’une rafale de chizz, répandait une odeur plus âpre que celle d’une gravelle en rut et lui retournait un silence ébranlé par des coups répétés et puissants.
Un flot de sensations s’écoula dans l’esprit de Qui-vient-du-bruit. Le mourant le remerciait de ses attentions en lui confiant ses souvenirs les plus précieux, les danses dans les tourbillons de sable qui lui avaient valu son dernier nom. Pendant quelques instants, le petit d’homme flotta avec légèreté au milieu des spirales enivrantes, épousa le rythme changeant et secret des éléments, chanta avec le chœur grisant de son monde. Puis les sensations s’estompèrent, il ne perçut rien d’autre qu’un silence sans intention, et il sut que Danseur-dans-la-tempête avait achevé son cycle.
Des gouttes amères de sa source intérieure débordèrent de ses capteurs à lumière. Une perte navrante pour un corps qui réclamait de telles quantités de liquide. Son organisme avait des réactions étranges, mystérieuses, comme les tensions soudaines de son appendice mâle, parfois aussi dur que la roche, ou les accélérations brutales du petit être qui battait à l’intérieur de lui. Son enveloppe elle-même se fendait avec une facilité déconcertante sur les arêtes des rochers, sur les piquants ou les griffes des tritrilles. Des coupures, profondes ou non, suintait un liquide rouge qui finissait par s’épaissir et former une croûte foncée, le flux vital selon Autre-mère.
Les enfants du Tout, eux, ne gaspillaient presque jamais leur flux vital : des écailles solides protégeaient leur enveloppe et, si d’aventure elle venait à se déchirer, il ne sortait de la blessure qu’une bulle sombre qui, très vite, donnait naissance à une nouvelle écaille.
Il contempla de nouveau le corps inerte de son compagnon et le trouva beau dans l’abandon de la mort. Danseur-dans-la-tempête avait entamé sa mutation lors du précédent échange des fluides. Les tentacules transparents qui lui couronnaient la tête brillaient d’un éclat particulier. Les courbes lourdes de ses anneaux suggéraient qu’il avait été fécondé, qu’il emportait une deuxième vie dans l’autre monde. Les excroissances acérées qui lui servaient à déchirer la chair de ses proies retroussaient les plis de son museau, si dur et pointu qu’il pouvait crever d’un seul coup la terre la plus sèche. Ses cartilages désormais inutiles frémissaient aux souffles du vent comme les piquants desséchés des carcasses des tritrilles.
Des flots d’amertume jaillirent encore des capteurs de Qui-vient-du-bruit. Il n’était pas pressé de reprendre sa course : le bruit des hommes ne lui causait pas vraiment de peur et de douleur, seulement de l’irritation quand il devenait trop insistant. Lui, l’être inadapté, fragile, offrait une meilleure résistance aux sons que les enfants du Tout. Et même, il lui arrivait de trouver presque autant de beauté au déluge des sphères qu’à l’ineffable chant des sables.
Il se demanda où était passée Autre-mère, se redressa sur ses deux membres postérieurs et observa le désert. Il ne repéra pas la longue silhouette de sa protectrice sur les pentes des dunes. D’insaisissables tourbillons traversaient le moutonnement rouge et se brisaient sur les reliefs. Les sphères se pressaient en vagues tumultueuses au-dessus de lui, s’entrechoquaient, éclataient dans une tempête de sons, lui donnaient l’impression que le ciel craquait de toutes parts. Le silence reviendrait quand les vents les auraient éloignées, mais, avant, elles auraient peut-être exterminé les derniers enfants du Tout.
Un feu brûlant se répandit dans le corps de Qui-vient-du-bruit. Autre-mère comparait ce phénomène à la rage désespérée des tritrilles cernés de toutes parts. Même lorsque la lutte était perdue d’avance, leur instinct de survie les poussait à se battre jusqu’à l’extrême limite de leurs forces. Chez Qui-vient-du-bruit, le feu intérieur se traduisait par une envie dévastatrice de s’agiter, de crier, de frapper. Il s’en était toujours abstenu, car il ne tenait pas à blesser d’une manière ou d’une autre ses compagnons de nid, mais il lui était arrivé de rester suffoquant et tremblant pendant une révolution complète de Monde d’en bas. À l’idée qu’il pouvait être définitivement séparé des autres enfants du Tout, il fut assailli de pensées terribles à l’encontre des hommes. Il n’avait rien en commun avec les faiseurs de bruit, même si son nom et son corps ne laissaient planer aucun doute sur ses origines. Les longues colonnes humaines qu’il avait aperçues au loin ressemblaient à de gigantesques griffes de tumulte et de fureur qui lacéraient la paix splendide du désert profond. Les hommes semblaient avoir envahi Monde d’en bas dans le seul but de le blesser, de l’affaiblir, d’anéantir les créatures silencieuses et magnifiques qui l’habitaient depuis la nuit des temps.
Danseur-dans-la-tempête avait choisi d’achever son cycle plutôt que de s’exposer au déluge des sons. Le vent avait tiré un voile épais et rouge sur son cadavre. Qui-vient-du-bruit songea tout à coup que, si les échanges avec ses autres compagnons s’étaient interrompus, c’était peut-être qu’ils avaient eux aussi renoncé à la vie. Et avec eux les occupants de tous les nids du désert.
L’eau amère déborda à nouveau de ses capteurs à lumière.
Il demeura sans bouger près du corps de Danseur-dans-la-tempête jusqu’à ce que Source de vie d’en haut eût disparu à l’horizon et que Froid qui tombe eût gobé toutes les formes dans son immense gueule obscure. Le chizz particulièrement violent soulevait une telle quantité de sable qu’on ne distinguait plus les innombrables points lumineux, les grains de matière dans l’espace infini selon Autre-mère.
Les organes capteurs de ses compagnons de nid, les tentacules transparents du sommet de leur tête, leur permettaient d’entendre le chant des formes, y compris ceux qui résonnaient à des temps et des temps de Monde d’en bas. Par les échanges silencieux, les enfants du Tout avaient donné un aperçu de leurs perceptions au petit d’homme : l’environnement proche et lointain s’offrait à eux comme une infinité de chants qui s’organisaient en chœurs à la complexité harmonieuse, fascinante, énergisante. Les couper du silence, comme l’avaient fait les hommes, les privait de leur langage, de leur substance. Même lorsqu’ils donnaient la mort aux tritrilles – et aussi aux êtres humains quand les chaleurs implacables du cycle de grand Feu maintenaient leurs proies favorites au fond de terriers inaccessibles –, ils n’altéraient jamais la beauté de leurs chants. Le cycle vital, traquer, tuer, manger, nourrissait des cycles plus vastes qui se jetaient eux-mêmes dans les vagues infinies de la création.
Qui-vient-du-bruit avait mangé de la chair humaine, au goût plus âpre que celle des tritrilles. Avant de lui en proposer, les compagnons du nid lui avaient demandé si cela le gênait. Pourquoi aurait-il dû être gêné ? Il partageait leur existence et, si les circonstances leur imposaient de se nourrir de chair humaine, il n’y voyait aucun inconvénient. Ce n’était pas parce que les hommes avaient la même forme que lui, les mêmes membres étirés, la même enveloppe fragile, les mêmes poils sur la tête, le même flux de vie rouge et fluide, qu’il appartenait au même monde qu’eux.
Les caresses habituellement agréables de Froid qui tombe se faisaient mordantes. Elles accentuaient le sentiment de solitude et de tristesse de Qui-vient-du-bruit. Sa gorge sèche, douloureuse, réclamait avec insistance de l’eau. Malgré sa fatigue, il évita de s’allonger de crainte d’être enseveli sous les nappes de sable tendues par le chizz. Les particules cinglaient son enveloppe et le contraignaient à garder fermés ses capteurs à lumière. Les sphères continuaient de se désagréger dans un vacarme incessant qui, par intermittence, reproduisait de façon grossière l’harmonie des chœurs des formes.
Lorsqu’il reprit conscience, Source de vie d’en haut brillait d’un éclat vif dans le ciel totalement dégagé et le silence régnait sur le désert profond. Après s’être assoupi debout, il s’était allongé sans s’en rendre compte sur le tumulus qui s’était formé au-dessus du corps de Danseur-dans-la-tempête. Des grains irritants s’étaient glissés sous les voiles protecteurs de ses capteurs à lumière et à l’intérieur de sa gueule. Il se releva et, d’une série de secousses, se débarrassa de l’épaisse couche de poussière qui teintait de rouge son enveloppe. Le chizz avait bouleversé le désert avant de se retirer. Des dunes avaient poussé çà et là, d’autres s’étaient évanouies, des crêtes rocheuses étaient apparues, d’autres s’étaient englouties dans les ondulations de sable. Une infinité de formes nouvelles, de nuances nouvelles, de chants nouveaux se terraient dans l’omniprésence du rouge.
Il essaya de reprendre contact avec ses compagnons de nid, mais à son échange ne répondit qu’un calme morne, et il sut qu’ils avaient tous achevé leur cycle. Il ne communiquerait plus jamais avec Autre-mère, elle qui avait deviné sa beauté intérieure sous l’offense de ses cris. L’eau amère s’écoula sur ses joues et accentua sa soif. Alors il partit en quête d’une nappe, la seule décision qu’il fut capable de prendre dans la détresse qui grandissait en lui.
Il aperçut de nombreux tumulus semblables à celui qui s’élevait au-dessus de Danseur-dans-la-tempête. Pris de panique, les enfants du Tout avaient fui les sons meurtriers, mais, débordés par la vitesse et la quantité des sphères, ils étaient tous tombés dans le cœur du désert. Le chizz, en les recouvrant, avait érigé les socles où s’agrégeaient déjà les embryons de dunes.
Autre-mère lui avait transmis la splendeur enchanteresse du chant de l’eau, mais il serait passé à côté de la plupart des puits si ses compagnons ne l’avaient pas assisté dans sa quête. Il leur suffisait de se mettre à l’écoute des chœurs des formes pour détecter la présence de nappes plus ou moins profondes à des temps et des temps de distance.
Il s’immobilisa au sommet d’une grande dune et referma ses capteurs à lumière. Les rayons de Source de vie d’en haut cognaient sur son enveloppe comme sur une roche brûlante. Il perçut les grattements caractéristiques d’un tritrille non loin de là. Il fut traversé par l’envie de plonger ses crocs dans la viande palpitante et tendre de l’une de ces boules de piquants. Bien que courts et peu pratiques en comparaison de ceux de ses compagnons de nid, ses crocs lui permettaient d’arracher des morceaux de chair, de les mâcher, de combler sa faim et de reconstituer ses forces.
Il discerna encore les frissonnements de la brise brûlante, les craquements des roches, un lointain chant de sable, d’autres chœurs diffus. Rien qui indiquât la présence d’une nappe d’eau dans les environs, soit qu’il n’y en eût pas, soit qu’il fût incapable de l’entendre.
Il se déplaça de dune en dune sans obtenir de résultat. Le feu de Source de vie d’en haut transperçait maintenant son enveloppe. Il lui semblait que tout était sec à l’intérieur de lui. En versant une grande partie de son eau pour ses compagnons de nid, il s’était condamné à une mort à brève échéance. Il peinait de plus en plus à s’arracher du sable meuble qui roulait et s’enfonçait sous les extrémités de ses membres. Il se sentait peu à peu gagné par le découragement, le renoncement. Plus personne ne partagerait ses jeux, ses chasses, ses étonnements, ses peurs et ses roulades dans la gueule ténébreuse de Froid qui tombe, plus personne ne lui montrerait la beauté de Monde d’en bas.
Il se remémora l’immense soulagement de Danseur-dans-la-tempête avant de mourir. N’était-ce pas une invitation à rejoindre Autre-mère et les siens dans l’autre cycle, dans l’autre existence ?
Perdu dans ses pensées, il marcha jusqu’à ce que Source de vie d’en haut s’abîme à l’horizon dans un faste écarlate. Sa langue enflée occupait tout l’intérieur de sa gueule. Alors il s’allongea sur le sable et, comme son compagnon préféré, il attendit que la mort vienne le délivrer de ses tourments.
Un éclat de lumière le réveilla. Les grains de matière dans l'espace infini brillaient d’un vif éclat dans l’obscurité glaciale de Froid qui tombe. Grand Cercle changeant se promenait tout là-haut, pâle, demi-plein, proche de son compère Petit brillant.
Toujours allongé sur le flanc, dans un état de faiblesse extrême, Qui-vient-du-bruit perçut la présence de plusieurs formes, confirmée par une nuée d’odeurs fortes. Incapable d’entendre les vibrations les plus lointaines, il avait appris, à force d’imiter ses compagnons, à discerner les chants les plus proches. Le son l’informait instantanément de la nuance de la forme : terreur des tritrilles au fond de leurs terriers, méfiance exacerbée des rampants de sable, tranquillité minérale des créatures de roche, agressivité et rapacité des faiseurs de bruit...
Il se redressa, un mouvement qui le vida de ses dernières forces, et scruta les environs. Des lumières vacillantes l’encerclaient, comme si une pluie de grains de matière dans l’espace était tombée autour de lui. Des silhouettes animales et humaines émergeaient de l’obscurité. Un goût de chair et de sang lui envahit la gorge, réveilla son instinct de chasseur, lui donna un regain d’énergie.
Recouvert d’une peau lisse et brillante, l’homme le plus proche tenait une lumière au bout d’un de ses tentacules et, de l’autre, tirait un grand animal au bout d’une corde.
Qui-vient-du-bruit détendit ses membres postérieurs et lui sauta à la gorge.
Cette nuit de cauchemar serait la dernière pour Kaleh. Elle ne pouvait pas remuer à l’intérieur de son étroit cercueil de bois. On lui avait lié les pieds et les mains, croisées sur sa poitrine. Ses hurlements et ses suppliques avaient glissé sur la détermination de ses tortionnaires. Elle avait pleuré toutes les larmes de son corps lorsque les premières pelletées de terre avaient frappé le couvercle, elle avait hurlé toute son épouvante, sa colère, sa détresse, mais les chocs s’étaient répétés à une cadence régulière, lancinante, de plus en plus sourds, de plus en plus lointains. Des filets de poussière s’étaient écoulés sur sa peau glacée. Lorsqu’elle s’était rendu compte que plus personne ne pouvait l’entendre, elle avait roulé dans une vague de terreur qui, longtemps plus tard, l’avait rejetée haletante, brisée, presque folle.
Puis, dans le silence de sa tombe, les souvenirs avaient afflué dans le plus grand désordre.
De temps à autre, le soltan remuait dans son sein gauche avec une violence inhabituelle qui ravivait les douleurs des premiers temps. Il avait compris que son organisme d’accueil s’était transformé en un piège mortel, et ses ondulations forcenées ressemblaient à des tentatives désespérées de s’évader de sa prison de chair.
Un geignement continu s’échappait des lèvres entrouvertes de Kaleh et déposait un filet de salive sur son menton. Ses yeux brouillés par les larmes s’ouvraient sur une obscurité indéchiffrable. Environnée de vide, elle baignait dans une odeur de terre imprégnée des relents de sa sueur, de son urine, de ses excréments, de sa peur. Ses bras repliés lui comprimaient les seins et commençaient à s’engourdir, le bois rugueux lui blessait les épaules, le dos et les fesses.
Elle n’avait pas réussi à corrompre l’angailleur qui l’avait arrêtée. Certaines de ses consœurs lui avaient pourtant raconté qu’elles s’étaient sorties des serres de ces dragons de malheur en leur offrant de l’argent ou un acompte sur une nuit d’amour, mais celui-là était resté inflexible. Il avait d’abord donné un coup de poing dans la bourse qu’elle lui avait offerte, puis il l’avait repoussée avec brutalité lorsque, surmontant son aversion, ravalant son orgueil, elle était tombée à genoux pour le débraguetter. Il lui avait attaché les bras dans le dos, avait découvert la cicatrice du soltan et l’avait conduite, par un itinéraire tortueux, au bâtiment des sentences où siégeaient les magistrats de la justice des Nues. Si l’argent et le sexe venaient à bout de la plupart des hommes, y compris les angailleurs, rien d’autre ne paraissait embraser celui-là que cette procession dans les ruelles populeuses de la Cité des Nues. Homme à la face austère, au crâne chauve, au corps décharné, il était de ces gardiens de la loi que seuls excitent le châtiment des coupables, le sentiment du devoir accompli, l’honneur de servir dans les légions secrètes et terribles du dragon écarlate. Elle l’avait relancé à plusieurs reprises au cours du trajet, lui promettant une puis plusieurs nuits d’amour comme il n’en avait jamais connu, mais ses supplications ne lui avaient valu qu’un regard méprisant, une bordée d’insultes ou une grêle de coups de pied.
Le magistrat au visage poudré de blanc ne lui avait même pas laissé l’opportunité de se défendre. Emberlificoté dans les plis de sa toge pourpre, il avait écouté l’angailleur d’un air grave, puis il avait prononcé la sentence, immédiatement exécutable. Il n’avait pas besoin d’autre preuve que la cicatrice du soltan et la parole du gardien de la loi ; la vie d’une courtisane ne valait pas plus qu’un haussement de paupières fatigué. Étouffant un bâillement, il avait félicité l’angailleur de sa perspicacité et déclaré que le Royaume des Nues se devait de « faire un peu de ménage » afin d’accueillir avec dignité les griots célestes, les émissaires de la grande fraternité humaine. Kaleh aurait parié que, comme la plupart des dignitaires du palais, il fréquentait les maisons des soltanes et abandonnait une bonne partie de sa fortune dans les bras de ses consœurs.
Elle avait été conduite sous bonne escorte en dehors de la ville, à cet endroit sinistre qu’on appelait la plaine des vivants-morts, une vaste étendue cernée d’une muraille naturelle de rochers gris. Au bout d’un sentier, deux terrassiers avaient creusé une fosse de la longueur et de la profondeur d’un homme. L’angailleur s’était drapé dans sa cape noire et avait rappelé le verdict du magistrat d’une voix gonflée d’importance. Les notes tonitruantes des sphères musiciennes résonnaient avec force dans l’atmosphère désolée des lieux.
On avait ensuite retiré ses vêtements à Kaleh, on lui avait lié les pieds, les mains, on l’avait couchée dans le cercueil en bois brut posé au bord du trou. Elle s’était débattue avec l’énergie du désespoir, mais les hommes, dont l’angailleur, s’étaient mis à quatre pour la maîtriser et l’allonger entre les planches raboteuses. Lorsqu’ils avaient fixé le couvercle, c’était comme si chaque coup de marteau enfonçait les clous dans sa propre chair. Ses cris inutiles lui avaient blessé la gorge et s’étaient achevés en râles sourds, presque inaudibles. Sans doute n’y avait-il aucune mort agréable, mais celle-là était assurément la pire de toutes, une interminable plongée dans l’horreur.
Elle se réveilla en sursaut. Elle avait fini par s’assoupir, épuisée par ses cris, ses larmes et ses contorsions. Il lui fallut un peu de temps pour se rappeler qu’on l’avait enterrée vivante, le châtiment réservé aux soltanes surprises hors de leurs quartiers. Une nouvelle crise de sanglots la secoua de la tête aux pieds. Elle n’avait même pas la possibilité d’interrompre son supplice, de mettre fin à ses jours.
Elle sentit pointer, au-delà de l’épouvante, une certaine ivresse, comme les premières manifestations de la griserie provoquée par l’alagiane, une fleur du massif des Mystères dont on tirait un alcool doux et sournois. Elle en déduisit qu’elle commençait à manquer d’oxygène et roula dans une nouvelle vague de panique. Son soltan ne s’agitait plus, résigné, figé dans une inertie définitive. Ses souvenirs s’entrechoquaient, le corps brun et souple de Raj se confondait avec les corps lourds des hommes à qui elle avait vendu du plaisir, le visage de la vieille rêveuse se superposait à celui de sa mère, l’angailleur prenait les traits anguleux de son père...
Ses pensées s’effilochaient, perdaient de leur cohérence. Elle se sentait aussi minuscule et glacée que dans sa chambre de la maison familiale. Les skadjes, les créatures mystérieuses du désert, allaient s’insinuer dans la pièce, l’enlever et la dévorer.
Elles avaient déjà emporté son fils, mais elles ne l’avaient pas mangé. Il avait survécu dans la fournaise du Mitwan, c’était désormais une certitude, la seule à laquelle elle pouvait se raccrocher. Elle avait donné naissance à un être d’exception, et la voix de Jozbeth, qui dominait à présent son vacarme intérieur, la rendait euphorique, presque heureuse. Sans doute n’était-ce qu’une illusion, l’éclat d’un rêve mourant, mais elle s’en fichait : aucun angailleur, aucun magistrat ne pourrait lui reprendre son orgueil de mère, sa dernière consolation.